• Mardi 23 février. L'air glacial pique le visage. Emmitouflée dans deux tours d'écharpe, je tente vainement de protéger mon sourire de l'agressivité hivernale. Car tout en moi est soleil et joie. Le pas rapide, l'allure fière, le déhanchement féminin et quelques mouvements de mes doigts dansant dans l'air. Les écouteurs, soustraits à la vue des passants, me ramènent aux instants joyeux d'un concert de Thomas Fersen. Je m'empêche de danser sur le pavé, retenue par les entraves des conventions sociales... mais ces deux notes d'orgue, piquantes et pétillantes méritent bien d'être saluées par un furtif pas de deux de mes index gantés et un discret mouvement de tête ! Sans préméditation, mon pas s'accorde au rythme de la musique... Monsieur est un assassin, quand il est morose... Droite, gauche, droite, gauche, - tilit ! - Je bats le pavé, rapide et joyeuse, vers le lieu pour lequel je viens de signer vingt ans d'asservissement volontaire à la banque postale, service de crédits immobiliers 33752 Bordeaux Cedex 9. La clé est dans ma poche. Objet de désir et de convoitise, s'il en est, depuis que l'agent encravaté m'a introduite là-bas. Là-bas, ici. Ça y est, je suis au pied de l'immeuble, ancien, tout de brique vêtu. Je pousse la lourde porte, fais deux pas en avant, un de côté et laisse le vieux bois m'isoler de la rue. Thomas se tait. Je reste là, droite, immobile, dans ce hall sombre et froid. D'un pas lent en arrière, je profite du soutien de l'antique porte. J'entends au loin l'écume chuchotante d'une vague d'émotion. Elle approche. Je l'attends. Je l'accueille. Elle est là. Grande. Haute. Eclatante. Lumineuse. Sublime. Débordante. Je souris et je pleure. Et savoure. Le temps a perdu sens, prise et mesure. Je reste là... une éternité, ou une seconde peut-être. Monte alors du plus profond de mes entrailles le besoin de m'y glisser. Je laisse là la torpeur et, deux à deux, survole les marches de l'escalier. Premier étage. Elle me fait face, me toise, me domine, me séduit de ses reliefs et m'appelle de sa métallique poignée centrale. D'une main je saisis le pommeau noir, de l'autre glisse lentement la longue clé dans l'ouverture de la serrure. Une clé ancienne, élégante, loin de la courte vulgarité des serrures modernes. Non, cette clé est patinée par les mains qui se sont agrippées à elle. Sa forme est gracieuse et gracile. Son métal se réchauffe instantanément au contact de la main émue qui commence à la faire tourner. Ferme et caressante, impatiente et tremblante, ma main est à l'image de tout mon être. « clac ». Voilà. J'y suis. Je vais pouvoir tourner le rond pommeau travaillé et pénétrer notre fantasme. J'attends un instant, suspendue dans une hésitation. Une première fois vit et meurt au même instant. La magie du moment que je m'apprête à vivre va naître et mourir dans la même seconde. Je ferme les yeux, inspire profondément, soupire ensuite de tout mon corps.... Ouvre les yeux, serre et tourne le précieux sésame. Déverrouillée, lâchée et comme libérée, la porte s'ouvre largement. Je pénètre à pas lents et bruyants, sur les lames du parquet ancien. Très lents. Le papier qui habille les murs a le charme désuet des anciennes exubérances végétales, tout en contraste et en élégance, sans vulgaires couleurs criardes. Les rectangles aux tons plus soutenues témoignent des âmes qui avant moi se sont lovées dans cet appartement. C'est ici. À un mètre à droite de la porte. J'avais eu alors tout le loisir de m'imprégner des motifs du papier peint, alors que tu glissais ta main douce et experte dans l'ouverture de mon jean. Une main vers mon plaisir...